Assis sur le muret bordant l’entrée
souterraine du métro Vieux-Port, Fabien Caramel donnait dans la
contemplation. En cette mi-journée, sous cet agréable soleil
d’automne, il observait la surface de l’eau. Contempler l’onde,
même mazoutée, avait un effet apaisant sur lui. Dans cette
situation, il arrivait enfin à s’oublier.
Autour de lui, le quai des Belges était plutôt
calme. Le marché aux poissons venait de se terminer, les forains aux
stands remplis de gadgets essayaient de capter l’attention des
passants, et quelques touristes attendaient d’embarquer pour le
Château d’If ou le Frioul. Un homme, ayant posé quelques livres
d’occasion sur le muret, près de Fabien, lançait à intervalles
réguliers un homérique « Aaaallez, la lecture c’est
l’aventure ! »...
Fabien vit passer la femme délavée qu’il avait déjà remarquée deux ou trois fois parmi la foule de ce grand village qu’était l’hypercentre, « l’indienne », immanquable avec sa robe en daim à franges et son bandeau brun. Elle tenait un sac en papier kraft assorti à son ensemble.
A trente mètres au dessus de sa tête, deux gabians se coursaient en hurlant… Inspiré par le décor qui s’offrait à lui, son esprit se mit à vagabonder…
Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, l’horizon d’ici était barré par une grande carcasse de métal, le pont transbordeur. Constitué de deux pylônes plantés de part et d’autre de l’entrée du port et reliés par un léger tablier, un plateau y était suspendu, qui permettait de se déplacer d’une rive à l’autre, comme sur un tapis volant au dessus des flots. Il avait été dynamité en 1944 par les allemands lors des combats pour la libération de Marseille, pour bloquer le port. Comme obstacle, on ne pouvait en effet rêver mieux…
Fabien s’était déjà demandé quelle impression on ressentait à l’époque en le voyant pour la première fois. Sûrement qu’il donnait un supplément d’âme à ce lieu, comme une porte ouvrant sur le monde, qui signifiait aux navigateurs qui appareillaient : « Maintenant que vous allez me franchir, tout peut vous arriver, le meilleur comme le pire ! » Cela devait vraiment être quelque chose, tous ces bateaux, certains encore à voile, sûrement, arrivant ou repartant vers des contrées lointaines. A terre, les dockers débarquaient ou embarquaient dans leur ventre une multitude de tonneaux. Ils étaient entreposés sur une chaussée formée de pavés. Il y avait peut-être aussi des chevaux pour les transporter, qui parfois, le corps couvert d’écume, se retrouvaient dans l’incapacité d’avancer à cause de charges trop lourdes. Sous les coups d’hommes au cœur dur comme les pavés, ils devaient alors se mettre à ruer en poussant des hennissements de douleur que personne n’entendait. Et pour cause… Tout autour d’eux, grouillant comme des fourmis, des hommes de couleurs et de langues différentes gagnaient leur salaire à la sueur de leur front. Le soir venu, ils iraient en dépenser une partie entre les cuisses des filles travaillant dans les ruelles proches…
« Ho ! jeune… Vous attendez quelqu’un ?… »
Sortant de sa rêvasserie, Fabien vit, bras croisés et visage amusé, son seul et vrai ami, Lucas.
« Ha, t’es là ? fit-il mollement.
— Je me demandais si tu allais finir par t’en rendre compte, lui répondit le grand brun à frisettes.
— Je réfléchissais…
— Comme d’habitude… Ça fait une minute que je suis planté à côté de toi…
— Tu vas pas t’y mettre toi aussi… » lui répondit Fabien avec un iota d’irritation.
Il se leva, et ils se firent la bise… Pour l’un comme pour l’autre, se revoir de temps à autre était indispensable pour se ressourcer. A qui peut-on en effet raconter sans être jugé ses problèmes et les conneries qu’on a faites, si ce n’est à son meilleur ami ?
Et comme Fabien, Lucas Fernandez en avait souvent gros sur la patate, et s’épanchait à l’occasion. Actuellement, cela n’allait d’ailleurs pas fort du tout pour lui, ni au point de vue professionnel, puisqu’il galérait quelque peu, ni au point de vue sentimental. Chloé, sa copine, n’était manifestement plus sous son charme.
C’était une fille d’avocat,
future avocate elle-même, qui rendait malade Lucas par sa
cyclothymie : « Je t’aime / Je t’aime plus… Je
t’aime / Je t’aime plus… » En l’occurrence, elle était
actuellement dans une phase « Je t’aime plus… » Du
moins jusqu’à la prochaine fois… peut-être. Mais la douche
écossaise étant ce qu’il y a de pire pour les nerfs, Lucas
confiait de plus en plus aux chichons le soin de soulager les siens.
D’ailleurs, lui et Fabien n’avaient pas parcouru cent mètres en
remontant une Canebière parsemée comme à l’habitude de papiers
gras et de déchets divers qu’ils durent entrer dans un tabac
curieusement nommé Au diplomate pour que Lucas puisse se
réapprovisionner, tandis que, plus haut, un véhicule électrique de
la police municipale se frayait un passage dans le trafic de toute la
puissance de sa sirène. Le gérant du magasin portait un splendide
pull en poils de chameau. Sous son comptoir, à l’abri des regards,
son amie Kalachnikov veillait sur lui…
« Deux paquets de Fortuna, et
une barrette de libanais, s’il vous plait, lui demanda Lucas.
— Il me reste seulement du
marocain, lui répondit l’homme en posant les deux paquets sur le
comptoir, sous l’œil d’une caméra de surveillance Panasonic.
— Non, j’aime pas le
transgénique… Bon, ça fait rien, je prends que les cigarettes. »
Dehors, il dit à Fabien : « Au
prochain tabac, faut que j’en achète… Quand j’ai pas de shit à
portée de main, j’ai toujours peur d’en manquer juste à ce
moment.
— Tu deviendrais pas un peu accroc
sur les bords, par hasard ?
— Mais non, c’est juste
psychologique, c’est tout…
— Justement…
— Merci de t’inquiéter, Papa,
mais ça va bien !
— Je m’inquiétais juste pour tes
petits neurones, c’est tout… C’est mon côté bon samaritain… »
Fabien eut justement l’occasion
d’exercer ses quelques dons d’écoute tandis que Lucas lui
parlait de ses dernières tribulations d’avec Chloé. Mais la
dernière fois que Lulu l’avait vue datait déjà de quinze
jours, ce qui n’était pas spécialement bon signe…
En chemin, toujours sur la Canebière,
ils croisèrent descendant d’un trolley ce petit noir barbu
abritant ses dreadlocks dans un bonnet démesuré aux couleur de la
Jamaïque, que Fabien avait déjà aperçu en ville.
« Décidément, aujourd’hui,
je tombe sur toutes les têtes connues… » dit-il à son pote.
Comme en écho à ses paroles, une
vision tout droit sortie de la Cour des miracles leur fit détourner
le regard, comme les fois précédentes d’ailleurs… Un jeune rom,
habitué des lieux depuis plusieurs mois, avançait au milieu des
passants en poussant son écuelle au cri de « Pardon monsieur
dame… » Il se déplaçait à quatre pattes, sur ses
avant-bras, et pour cause : les articulations de ses genoux
étaient inversées, ce qui le faisait ressembler à une chimère
arachnéo-humaine… Fabien sentit son estomac se nouer devant cet
Everest de la misère humaine…
Peu après, aux antipodes de cette
scène, dans l’ambiance légère du Scudetto, le restaurant
italien qu’ils avaient choisi, tandis que l’un s’affairait avec
sa quatre-saisons et l’autre avec sa pizza au dauphin, Lucas
s’enquit enfin de l’état de la relation entre son ami et
Amandine.
« Ça va à peu près,
répondit-il… Parfois on s’engueule… » (Ce que Lucas se
devait de comprendre par « Parfois elle m’engueule ! »).
« Mais dans l’ensemble, ça va, conclut-il sobrement. Et pour
le boulot, t’en es où ? demanda-t-il en se versant du rosé
du pichet.
— Justement, j’ai un entretien
demain, pour un poste de commercial à Aix… répondit Lucas en
montrant à la serveuse le petit brau d’eau déjà vide… Alors
aujourd’hui, c’est relâche… » Ce qui ne changeait guère
ses habitudes, pensa Fabien.
Après être sortis du restau, ils se
rendirent dans une salle de jeux vidéo. Après avoir tué quelques
dizaines de zombies en amuse-gueule, ils se mesurèrent en combat
aérien sur simulateur de vol gyroscopique… Lucas en sortit
vainqueur haut la main, avec trois victoires en trois combats. Fabien
regretta d’avoir choisi la configuration F39 Pitbull. Sur
certaines manœuvres, notamment les tonneaux, on pouvait tout de même
encaisser près de 2 g, et il jeta l’éponge dès qu’il sentit
les prémices d’un mal au cœur. Il n’aurait pas été de bon
goût de se vomir dessus une bouillie de pizza macérant dans du
rosé… Il posa le pied à terre, mais il était trop tard, la
réaction était déjà enclenchée… Il n’eut alors que le temps
de se presser aux toilettes pour tout rendre... Puis, après les
avoir quelque peu marquées de son empreinte, il fut temps de quitter
prestement ce lieu…
Un peu de randonnée urbaine fut
alors la bienvenue pour reprendre des couleurs. En chemin, un tag
mystérieux sur un platane les amusa… Un œil unique avec pour
légende : ZGÜLL
VOUS OBSERVE. Dans une rue
déserte, ils virent un troupeau de rats faire la teuf sur un
amas de poubelles, certains aussi gros que des chats castrés… Ils
changèrent de trottoir…
Plus loin, un clochard accroupi
feuilletant un exemplaire froissé du Figaro avait posé à côté
d’une petite assiette en plastique une pancarte précisant « svp
pour une villa a saint tropez »… Lucas contribua à
son projet à hauteur de 80 centimes.
Ils terminèrent l’après-midi dans
un bar encore désert en cette pré happy hour. Assis au comptoir,
Lucas testa une bière italienne pour accompagner son chichon, alors
que Fabien s’en tenait judicieusement à un Coca. Ils discutèrent
de l’OM. Ils discutèrent quelque peu avec la barmaid, vague
connaissance de Lucas. A l’un des commentaires de Fabien, la jeune
fille fit : « Pourquoi ? Vous avez quel âge ? ».
En réponse, il lui demanda combien elle lui donnait.
« Vingt-trois ? » hésita-t-elle. De la main, il lui
fit signe de monter son chiffre. Elle dut en donner trois autres pour
arriver à vingt-huit. « Vingt-huit et demi… » précisa
même magnanimement un Fabien Caramel flatté d’être ainsi pris
pour un jeunot.
Peu après cette microvictoire, les
deux potes prirent congé l’un de l’autre.
« Merde pour ton entretien, lui
souhaita Fabien. Cette fois, faut que ça marche !
— Je mange un rat si ça marche
pas ! » lui répondit Lucas avec une conviction certaine,
juste avant qu’ils ne se bisent.
De retour à la maison, le premier
geste de Fabien fut d’allumer l’écran plasmique. Il tomba sur un
clip de Palyss, la rappeuse, qu’il zappa au bout de quatre secondes
pour passer sur une chaîne d’info, tombant en pleine page de pub…
Il en profita pour aller directement aux toilettes. Il s’amusa
alors à faire le plus de bruit possible en urinant, pour tenter de
recouvrir les voix provenant du séjour, qui proposaient toutes des
objets synonymes de bonheur. Tout en se soulageant, il s’en mit
quelques gouttes sur les doigts, qu’il essuya sur son jean. Sans
s’être lavé les mains, il alla directement à la cuisine se
chercher à boire.
Le temps de revenir, un nouveau point
sur l’actualité débutait, avec bien sûr en ouverture les
événements de Disney World. Affalé sur le clic-clac, un verre de
jus de kiwi à la main, il trouva les images très télégéniques,
avec un immense brasier s’élevant du château de la Belle au bois
dormant, et surtout ces sauterelles si étonnantes qui semblaient
bondir hors de l’écran… comme si la 3 D n’avait été inventée
que pour elles… Sacrées bestioles… se dit-il.
Pour faire bonne mesure, il compatit sur le sort
des victimes. A l’écran, les secouristes s’occupaient des
blessés. Certains hurlaient. La vue de la tête de Minnie séparée
de son corps caoutchouteux, tous deux maculés du sang de l’homme
qui lui avait prêté vie, était particulièrement fascinante.
L’image revint aux insectes, et comme ce matin, le commentaire
conjecturait sur leur origine transgénique.
« Saletés d’OGM ! »
dit Fabien en secouant la tête de manière réprobatrice.
Puis, se rappelant les cafards
gambadant de temps à autre dans la cuisine, il pensa : J’espère
qu’ils vont pas goûter aux céréales d’Amandine…
Les infos suivantes étant nettement moins
croustillantes, il fit apparaître plusieurs fenêtres sur l’écran,
à la recherche d’un canal capable de prolonger sa léthargie
télévisuelle.Malgré ce déferlement d’images, le programme le plus intéressant arriva pourtant de la vraie fenêtre, celle qui donnait sur l’immeuble d’en face. Fabien tourna machinalement la tête lorsqu’il perçut du coin de l’œil l’apparition de la voisine dans l’encadrement. Elle avait ouvert la fenêtre, et s’appuyait négligemment sur le rebord, plongeant son regard vers la rue. En fait, tout plongeait, y compris et surtout sa poitrine sévère, particulièrement mise en valeur par un décolleté king size. Elle avait la quarantaine, cheveux clairs coupés très courts, et hormis ces considérations physiques, Fabien ne savait rien d’elle.
Il se leva et s’approcha de sa fenêtre, invisible derrière son rideau. Autant qu’il ait pu en juger, elle avait des horaires très irréguliers, voire était souvent absente pendant quelques jours. Qu’est-ce qu’elle peut bien foutre ? se demandait-il parfois. Quoi qu’il en soit, quand il était seul et qu’il l’apercevait, il ne pouvait s’empêcher de la mater. Il était d’autant plus intrigué que jamais il n’avait vu la moindre personne lui rendre visite. Elle vivait seule au sens littéral du mot. Pas de famille invitée, pas d’amie passant prendre un verre, et encore moins un homme pour la serrer dans ses bras. Et ce, depuis près de trois ans qu’elle habitait là. Avant de rencontrer Amandine, elle avait été son grand fantasme, et quelque part elle le restait. Fabien s’était souvent imaginé pétrir à pleines mains les seins hypnotiques de cette femme mystérieuse. C’était d’ailleurs ce à quoi il se laissait à nouveau aller… Poursuivant plus encore son rêve éveillé, il imagina la voisine pénétrant dans cette pièce, et relevant délicatement le haut pour découvrir cette poitrine irréelle, ces seins auxquels il aurait tant aimé s’abreuver… Elle dégrafa lentement son soutif (vu d’ici, du 95 C au bas mot). Déployant ainsi des obus felliniens qui narguaient toujours la gravité même sans soutien, il la vit s’agenouiller devant lui, défaire un à un les boutons de son jean, et le faire glisser le long des ses jambes maigres… Elle resta ainsi immobile de longues secondes… Puis soudain, en un geste vif elle lui baissa des deux mains son caleçon ! Yeux mi-clos, elle avança alors lentement son visage vers ce sexe qui bombait le torse… et enfin, enfin, tandis que Fabien se sentait aussi excité qu’une jeune femme à laquelle on aurait offert un bon d’achat de 10.000 € chez IKEA, slurp ! elle l’engloutit dans sa bouche merveilleuse et commença à…
« Bonsoir mon p’tit mari… lui dit Amandine d’une voix sans ressort.
— Amandine ??
— Qui veux-tu que ce soit ?
— Je t’ai pas…entendue entrer… bredouilla-t-il.
— Tu ne m’as pas l’air du tout dans ton état normal, Fabien… »
Pendant qu’elle le regardait avec insistance, il prit conscience de plusieurs choses :
a) La voisine se prélassait toujours à sa fenêtre.
b) Par sa seule présence, elle avait remonté sa pendule à midi.
c) Encore plus fort : pendant
qu’il était parti dans son trip, il s’était caressé et avait
machinalement déboutonné deux ou trois boutons de sa braguette au
passage…
d) Lui qui culpabilisait au quart de
tour, il était en train de faire la tête du petit garçon surpris
par maman dans sa chambre en train de feuilleter Penthouse.
Des perles de sueurs s’apprêtaient
déjà à apparaître... Face au danger, son cerveau reptilien lui
commanda de dire la première chose lui passant par la tête pour
faire diversion de ce délit pour lequel il s’était auto-inculpé.
« Toi aussi, tu m’as l’air
bien fatiguée, ma pauvre Amandine… Tu veux que je te dise ?
Tu es en train de te faire bouffer par ton boulot… Et ça, c’est
bon ni pour toi, ni pour moi… »
Il passa devant elle en courant d’air et sortit
de la pièce, comme s’il avait à faire, et se reboutonna dans la
cuisine en un tournemain. Ceci fait, il revint pour lancer à une
Amandine circonspecte : « Y’a pas que le boulot dans la
vie, merde ! Si on t’en file trop, refuse-le ! Tu te fais
manipuler comme une bleue… »
Question diversion, ce fut
particulièrement bien trouvé, car cette réplique eut le don, à
défaut du mérite, de mettre hors d’elle une Amandine Bereta déjà
passablement énervée par sa journée de travail à Entressen [entre
seins], la pire depuis bien longtemps, avec un sérieux accident pour
un ouvrier, entraînant un accrochage avec le contremaître, et pour
finir un appel de son chef voulant savoir pourquoi ça n’avançait
pas plus vite, et lui remettant une couche de pression pour faire
accélérer les choses.
« Non mais, je rêve !!
explosa Amandine en comprenant en cet instant toute la plénitude de
l’expression « les bras m’en tombent ! ».
Aujourd’hui j’ai eu une journée de merde comme jamais, et
Monsieur, bien au chaud toute la journée, se permet de me donner des
conseils sur ce que je devrais faire ?!
— Je suis…
— Tais-toi !… Tu ne me demandes
plus où je suis allé, ce que j’ai fait… Il n’y en a plus que
pour toi, toi, et toi !! Et en plus, maintenant tu me donnes
des conseils ?! »
Les larmes lui montèrent aux yeux
pendant que Fabien baissait les sien…
« Excuse-moi »,
murmura-t-il.
Il s’avança pour l’embrasser,
mais Amandine détourna la tête.
« J’ai vraiment pas envie. Je
suis épuisée, moi.
— Ecoute, c’était pour ton bien
que j’ai…
— Pour mon bien ? Arrête,
Fabien, tu aggraves ton cas… »
Il voulut essayer de se justifier,
expliquer que ce n’était pas ce qu’il avait voulu dire, et que
de toute façon, elle savait bien qu’il était un gaffeur né…
Finalement, aucun mot ne sortit, et
il préféra se diriger tête basse vers la fenêtre pour fermer ces
fichus volets, mais surtout ne plus croiser son regard.
Elle le coupa dans son élan en lui
disant : « Au fait… Tu ne fermes même plus ta
braguette, maintenant ? »
Décontenancé par sa remarque, il
trouva tout de même à lui répondre : « Ho, ça ?
Je suis sorti des chiottes juste avant que tu arrives, et j’ai mal
fermé le magasin. Tu sais comment je peux être distrait, des
fois… » fit-il en osant un léger sourire.
Celui-ci resta lettre morte. Au
contraire, ce fut à cet instant qu’il reçut le coup de grâce :
« Distrait, distrait… Je n’ai
pas envie de passer toute ma vie avec quelqu’un qui est toujours
dans la lune… » dit-elle avec des yeux rougis.
Fabien sentit un frisson glacé le
parcourir. Il resta pétrifié quelques instants, puis réussi à
prendre sur lui pour avancer vers elle. Il voulu la serrer dans ses
bras, mais elle le repoussa fortement en criant « Laisse-moi
tranquille ! », avant d’aller s’enfermer dans la salle
de bains.
Fabien, qui avait maintenant bien
débandé, chuchota, en esquissant un « Non » de la
tête : « Quel con je fais. J’en rate pas une… »
Puis il pensa : Ce soir, c’est pas gagné…
Après avoir ainsi illustré à ses
dépens le fait que les victimes nées se sentent toujours obligées
de donner le bâton pour se faire battre, il resta deux ou trois
minutes à regarder la porte close de la salle de bains, et ce n’est
que lorsqu’il entendit le bruit de la douche qu’il émergea de sa
léthargie. Il alla enfin fermer ces putains de volets, puis se
dirigea vers la cuisine pour y faire un rangement quelconque, et n’en
bougea pas. Au sortir de sa douche, Amandine se réfugia dans la
chambre. Ils purent ainsi s’éviter, et surtout éviter que la
moindre étincelle ne remette le feu aux poudres.
Ha ! Si ! Il se croisèrent quelques
secondes lorsque Amandine vint chercher son yaourt aux algues
quotidien, avant de ressortir aussitôt sans mot dire.
Ce qu’il n’avait pas pu lui dire
par des mots ou des gestes, Fabien décida alors de l’exprimer par
la cuisine, en préparant avec le plus d’amour possible sa
spécialité : les pâtes au roquefort. Dédicacées à Rita !
Lorsque cela fut fait, il alla la
chercher dans la chambre pour lui annoncer que le repas était prêt.
Allongée en travers du lit, elle feuilletait un magazine et répondit
qu’elle n’avait pas faim sans même lever la tête vers lui. Il
insista, et elle finit par venir, à contrecœur.
Le dîner se déroula comme prévu
dans une ambiance pesante, et les paroles échangées le furent avec
parcimonie et sans chaleur.
Fabien, le nez dans son assiette,
n’osait pas parler, craignant que le moindre mot fut mal
interprété. Mieux valait laisser les choses se tasser
d’elles-mêmes. Quand le match est difficile, d’abord chercher
à préserver le 0-0… se coacha-t-il. Comme Amandine se
contentait de manger en regardant d’un œil distrait les images
défilant sur l’écran, ce fut leur repas le plus silencieux depuis
longtemps.
Tout comme il avait préparé le
repas et mis la table, il se leva pour la débarrasser avec le zèle
de celui qui veut se faire pardonner… Passant derrière Amandine,
il l’embrassa furtivement sur la tête au passage.
Immédiatement, elle se leva elle
aussi, le rattrapa, et lui enserra le visage de ses mains. Elle
l’attira alors vers elle et, levée sur la pointe de ses petits
pieds, le harponna de sa langue.
Surpris par tant d’intensité,
Fabien faillit en lâcher l’un des verres.
« C’est si bon quand on se
réconcilie, remarqua Rita avec son sourire d’ange.
— C’est sûr », répondit
béatement Fabien, qui ne perdait pas le nord pour autant, puisqu’il
se débarrassa aussitôt de tout ce qui lui encombrait les mains. Il
put ainsi enlacer Rita tout à son aise. Il noya son visage dans sa
longue chevelure brune, douce comme de la soie, et huma intensément
sa fraîcheur. Puis il la fit basculer délicatement sur le canapé.
Elle enleva alors son pantalon, tandis qu’il lui massait les seins
à travers son tricot. Ils étaient plus petits que ceux de la
voisine, forcément, mais de jolie forme et agréablement
tendus en cet instant. Rita défit alors les boutons du jean de son
homme, le poussa sur le dos, extirpa son sexe bien éveillé et
s’empala dessus avec autorité. Puis elle se coucha sur lui, après
que l’hormone du plaisir — franchement moins connue sous son nom
de lulibérine — ait été libérée dans leur cerveau (respectif).
Ils restèrent ainsi quelques minutes
l’un sur l’autre, sans rien dire. Puis Amandine interrompit ce
défilé d’anges qui passaient…
« Pourquoi est-ce qu’il faut
toujours qu’on se dispute ?
— … Parce qu’on est vraiment
deux extrêmes, répondit Fabien après plusieurs secondes de
réflexion. Des comme nous ensemble, il faut vraiment le voir pour le
croire… Si on le racontait à des gens qui nous connaissent pas,
ils le croiraient pas.
— Même si des fois ça fait des
étincelles, c’est vrai que c’est ça qui nous a attiré l’un
vers l’autre…
— Oui, c’est exactement ça »,
mentit-il, sachant très bien que si cela avait été une autre fille
pas trop moche qui s’était intéressée à lui, le résultat
aurait été le même. Mais il ne pouvait tout de même pas lui
avouer que quand on est timide, on prend ce qu’on trouve.
En l’occurrence, il avait eu de la
chance en tombant sur elle, car Amandine, en dépit de sa dent
parfois dure, était par ailleurs on ne peut plus charmante.
Un an qu’il étaient ensemble.
Quinze mois, pour être précis. Il gardait de leur rencontre un
souvenir idyllique. Et si l’on revoit à l’instant de sa mort les
principaux moments de sa vie, nul doute que celui-ci serait conservé
dans les pages de ce power point terminal.
D’habitude, il n’allait jamais
seul dans les bars, à cause donc de sa timidité qui l’empêchait
de socialiser, comme disent les anglais. Lier connaissance avec des
inconnus lui était quasiment impossible. Mais c’était surtout
avec les inconnues que cela portait préjudice, évidemment… Mais
ce samedi soir-là, seul dans son appartement, il était vraiment en
pleine déconfiture morale. Lucas pas là, à l’idée de passer
encore un énième week-end sans parler à personne, il se sentait
autant à plat que la batterie d’une voiture restée sans rouler
durant tout l’hiver… Il avait compté qu’entre le moment où il
avait quitté le boulot tout à l’heure, et celui où il
reprendrait, mardi matin, il s’écoulerait quelque chose comme
soixante-trois heures. Soixante-trois heures où il ne causerait
peut-être à personne d’autre qu’à la caissière de Casino
durant huit secondes au mieux… De telles statistiques avaient
contre toute attente fini par faire sauter l’antivol qui le
bloquait constamment, et il s’était subitement décidé à aller
prendre un verre dans le pub situé sur le Vieux-Port, le O’Malley’s.
Quand il entra, tout de jean pourrave
vêtu, soit sa tenue de camouflage pour la jungle urbaine, l’endroit
commençait à se remplir. Fabien se dirigea vers le comptoir, et s’y
accouda, l’air décontracté. Au dessus de lui était suspendue une
écharpe de Chelsea. Il commanda une blanche pression, et la sirota
le plus lentement possible en suivant vaguement le vieux film diffusé
sur les pléthoriques écrans du lieu. Il s’agissait d’un film
d’horreur, Alien, le premier, le vrai. Rien à voir avec
Virgins for Alien, sorti il y a quelques mois avec la
Sigourney Weaver numérique : une vraie daube intergalactique !
Oublié au milieu des gens, il
commençait à se sentir à l’aise. Personne ne le calculait, mais
personne ne le montrait non plus du doigt en se foutant de sa gueule
sous prétexte qu’il n’avait pas d’amis.
A un moment, il eut la bonne surprise
de voir qu’une fille avait pris place près de lui. Sans avoir
l’air d’y toucher, il s’intéressa à elle. Elle commanda une
Guinness, puis se tourna vers un écran lorsqu’elle fut servie.
Fabien la trouva immédiatement à son goût, avec ses longs cheveux,
ses formes troublantes et… sa petite taille. Lui qui n’était pas
bien grand avait ainsi l’impression de pouvoir mieux tenir son rôle
de mâle dominant.
Pendant qu’elle savourait sa bière,
portant et reportant le verre à ses épaisses lèvres pour en avaler
de fines gorgées, Fabien se torturait l’esprit pour trouver un
moyen pas trop téléphoné d’engager la conversation. Il voulait
lui dire quelque chose d’original, bien sûr, mais en même temps
de suffisamment neutre pour ne pas sembler la draguer trop
ouvertement, se disant qu’une fille pareille devaient voir défiler
des escadrons de mecs se présentant la queue sous le bras, jusqu’à
en faire une allergie. Aussi, les « Vous venez souvent ici ? »,
« On s’est pas déjà vu ? » et autre « Tu
as une clope ? » lui semblaient à proscrire sous peine de
grillade...
Au bout d’une dizaine de minutes
d’intense cogitation, il en était toujours à chercher La
réplique, celle qui fait tomber les murailles les plus solides à
son seul énoncé...
C’est alors que, ne quittant pas le
film des yeux, et d’une voix claire émergeant au milieu du tumulte
ambiant, la fille dit en hochant la tête en direction de Sigourney
alias Ripley, qui tenait un lance-flamme et prenait les
affaires en mains à bord du cargo spatial Nostromo :
« Elle en a du courage… Moi, je ne sais vraiment pas si je
serais capable de me lancer à la poursuite d’un monstre pareil
dans des couloirs si sombres… »
Machinalement, Fabien
répondit : « Moi, je crois que je jetterais mon
flingue par terre, que je m’assiérais contre un mur, et que je me
mettrais à pleurer le visage dans les mains… »
Elle tourna le sien vers lui et le
regarda pendant plusieurs secondes, manifestement surprise. Puis elle
éclata de rire. Un rire chaleureux, qui lui fit des plis sous les
yeux. Fabien adora immédiatement ce regard...
Si ça vous a VRAIMENT plu, la suite en achetant le bouquin (600 pages : c'est rentable ! ;-) ), et ainsi m'encourager à en faire un autre...
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